La lenteur serait le luxe suprême selon Nicolas Bouvier. Une sieste, un repas dans une auberge de montagne ou une rentrée tardive permettraient de prolonger le plaisir et de recharger encore plus les batteries avant le retour en plaine. Dans le cadre de nos grandes traversées des Alpes, je pense avoir bien intégré cette philosophie. En effet, entre mes estimations approximatives des temps de marche, les aléas de la route, le temps des embrassades, mille petites choses peuvent encore s’accumuler pour retarder l’heure présumée d’arrivée au gîte. Même si Monsieur Jean de la Fontaine nous apprit en son temps qu’il fallait savoir partir à temps, j’ai fait plus d’une fois l’expérience d’un départ avant le lever du soleil et, néanmoins, d’une arrivée bien après son coucher. Mais bon, un coucher du soleil derrière la ligne du Jura, ou mettant virtuellement le feu au Léman, est une expérience qui mérite aussi d’être vécue, même si pour ça, la dernière heure de trajet doit s’effectuer à la lueur des lampes frontales ou de celle des phares.
Le bourdonnement régulier des pâles des hélicoptères, qui foncent vers nous, remplit l’espace. J’ai l’impression que les parois du refuge vibrent, le toit va s’effondrer. L’épaisse fumée âcre qui se dégage a maintenant envahi tous les étages, nous piégeant pendant notre sommeil. Je tousse et, paralysé, je reste incapable de faire le moindre mouvement, alors qu’il faut qu’on se bouge et qu’on se sorte au plus vite de cet enfer. Au loin, un autre appareil se fait entendre ; certainement des secours qui arrivent. Le sifflement bref et puissant des alarmes, qui se mêlent à un étrange ruissellement harmonieux, m’agresse. Je reprends mollement connaissance ; je me réveille. La légère odeur âcre du feu qui traîne encore dans le dortoir a provoqué cette toux et c’est la petite mélodie du téléphone de Sophie qui m’a sorti de mon étrange léthargie. La fatigue et les évènements de la soirée se sont chargés du reste, me faisant revivre en version rêvée et mélangée le son et lumière de la veille. Rien que de très banal ; des hélicoptères qui traversent un ciel sans nuage, qui croisent au loin ou juste au-dessus de nous. L’arrivée dans la jolie cabane, chaleureuse, mais vide. Le gaz inopérant. Le fourneau qui ne démarre pas laissant la fumée dense envahir de plus en plus l’espace, du sous-sol jusqu’à l’étage. Les alarmes qui se déclenchent et nous chassent au-dehors. Les fenêtres qu’on ouvre à la hâte et le tirage de la cheminée qui ne donne toujours rien. Le foyer ardent qu’il faut vider avec les moyens disponibles. Puis les choses reprennent progressivement leur place. Le gaz ouvert ; le repas en commun. La soupe que Philippe a préparée, agrémentée des œufs trouvés sur place, est excellente. On sent bien un peu la fumée, mais tout va bien.
Du haut de la petite télécabine de Gsteig, il faut déjà une bonne heure pour rejoindre le col du Sanetsch, véritable point de départ de notre randonnée. Celle-ci est la suite de celle qui nous avait amené ici en 2016, du Col du Pillon via le sommet des Diablerets et la cabane de Prarochet. La crête de moraine raide de l’Arête de l’Arpille, qui part du col, monte par paliers successifs. D’abord pour former un joli point de vue, puis plus haut pour atteindre le ciel, et encore plus haut, comme pour dépasser les nuages et rencontrer Mary Poppins ou l’une de ces visions que l’on rencontre en altitude, quand l’air devient rare. De là, dans le flanc Sud de l’Arpelistock on plonge pour rejoindre le large replat de Grand Gouilles où, bien que ce soit attendu, on fait face à une petite déconvenue de quelques 400m. Une haute arête de caillasse nous barre complétement le passage, nous forçant à cambrer les reins pour essayer d’apercevoir le passage là-haut. Le courage solidement accroché, le regard braqué vingt mètres devant sur le tracé, on monte régulièrement, alignant les pas l’un derrière l’autre. Malgré l’allure mesurée, le sentier en zigzags réguliers nous élève rapidement, jusqu’à atteindre une bordure rocheuse, raide, le long de laquelle une corde fixe, puis une série d’échelles, permet le franchissement. Col des Audannes 2886m ; on aperçoit la cabane loin en contrebas. A l’Ouest, sur le Jura, le soleil se couche maintenant nous laissant dans les yeux les magnifiques couleurs d’un horizon bleu sombre bordé d’une ligne de feu. On rejoint la cabane à la nuit tombante, parcourant les derniers pas à la lueur de la frontale, comme une répétition de l’arrivée à Prarochet deux ans plus tôt.
Le déjeuner est plus serein que le repas de la veille. Dehors le temps est toujours radieux, présageant une superbe journée. La cabane des Audannes est posée dans une large combe irrégulière, comme dans un cratère lunaire. Tout l’environnement est minéral, dans des tons de gris et de beige, sous un ciel bleu lisse et sans nuance. Seules, les deux petites taches blanches à la limite du ciel, qui marquent le glacier du Wildhorn, contrastent dans de décor. Là encore, le tracé n’est pas évident. Notre intention est de passer par le glacier, sur le tracé d’hiver, pour rejoindre le versant bernois, mais nos cartes estivales ne marquent que les sentiers d’été, pas les passages alpinistes, ni ceux à skis. Finalement, c’est la carte affichée de la cabane qui nous montrera le chemin, indiquant d’une ligne noire le cheminement par le Col des Eaux Froides, avant de bifurquer au Nord, vers le Glacier de Téné. La forme est bonne, et, à part la légère odeur de fumée qu’exhalent nos vêtements, tout est parfait. Le dédale de lapiaz est parcouru de failles profondes, de gouffres insondables, desquels on prend garde de s’éloigner, et de quelques marmites rondes superbement taillées.
Trouver le passage dans la barre rocheuse qui descend du Wildhorn vers le Tungelgletscher s’avère un peu plus ardu. Ayant visé trop haut, on se retrouve tout d’abord au-dessus d’pics magnifiques, mais un peu trop tourmentés pour nous permettre un quelconque passage. Tantôt par de petits détours dans la neige en bordure du glacier, tantôt en équilibre instable en crampons sur les cailloux bordant la falaise, on parcourt la limite de la barre rocheuse à la recherche du passage. Un duo italien, croisé sur le glacier, nous informe avoir vus des « omini di pietre», un peu plus bas à gauche, juste avant le ressaut crénelé. A cet endroit la barre s’affaisse et s’élargit formant un large col rocheux tourmenté, parcouru de failles béantes qui forme un labyrinthe et dont le cheminement compliqué est marqué par tout une série de cairns, les petits « omini » de nos amis italiens. De l’autre côté, un large cône neigeux relie la frange du glacier du Tungelgletscher créant un passage facile.
Il nous faudra encore quelques heures pour quitter la zone glacière et rejoindre Iffigenalp par la moraine du Chilchli, où, dans un cours improvisé, Andreas nous apprend que ça signifie « petite église. Tant de processions, tant de têtes inclinées, tant de capuchons, tant de peurs souhaitées, tant d’angélus … Et si le ciel était vide ? (source Alain Souchon). Tant de ferveur semble donner des ailes à Sophie qui ouvre les bras pour s’envoler, sans trop de succès cependant. Andreas, un peu plus fervent sans doute, a réussi son décollage, le vol plané aussi, mais pour l’atterrissage il lui faudra encore brûler quelques cierges. Aussi, il nous faudra faire encore bien quelques milliers de pas prudents et précis dans les sentiers tortueux pour rejoindre les magnifiques mélèzes jaune orangé qui illuminent la petite combe d’Iffigenalp. Magique !
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