Il existe autour du Léman quelques balcons qui offrent une vue magnifique, imprenable. Ainsi, le Kubli que nous connaissons bien s’atteint par la route qui rejoint le lieu en une dizaine de virages ; c’est également le cas au-dessus de Nyon pour la Barillette, qui offre une vue magnifique sur le lac du Salève au Cervin. Il en existe un autre, haut perché, qui ne s’atteint qu’après avoir franchi quarante-sept épingles à cheveux accrochées à la falaise. Beaucoup ignorent l’existence de cet endroit, alors même qu’ils se prélassent indolents et ramollis dans les eaux ferrugineuses des bains de Lavey, arrêtés à moins de cent mètres de la premières épingle. Le plateau des Martinaux à 1600m d’altitude domine Lavey et le défilé de St-Maurice de plus de mille mètres et, juste au-dessus, la crête de Javerne et la cabane de La Tourche sont si près du ciel que l’on pourrait voir les Champs Elysées si l’air n’était pas si brumeux.
Sur le fond d’une expérience passée, nous avions choisi ce weekend-là en parfait égoïstes. En effet, les Rocans, les Montheysans et les Agaunois délaissent le ski et le coin perdu des Martinaux au profit des places des villages, des cafés et des carnotzets bondés pour célébrer leur Carnaval et s’abreuver sans réserve de bières et de Fendant dans leur réjouissance de la fin de l’hiver et du prochain débourrage de la vigne. Nous, profitant de l’opportunité et du vide laissé là-haut sur l’étroit parking, on y monte et, loin du monde, loin de la foule gesticulante et des flonflons des Gugenmusiks, on célèbre notre Carnaval dans l’intimité alpine, dans les rires incoercibles de la joie boélande, dans l’Arvine gouleyante et la fondue chaleureuse, et notre plaisir d’être rassemblés, de tracer la neige avec nos enfants, d’affronter la bourrasque avec les amis et de se réjouir des sorties à venir et du printemps qui arrive. Tout un programme que l’on se plait à renouveler année après année. Les Martinaux offrent le cadre propice à diverses activités, le ski de piste bien sûr, avec l’usage quasi exclusif et à très bon compte du petit téléski , mais aussi la luge, la balade en raquettes ou à peaux de phoque vers la crête immaculée reliant la Croix de Javerne à la cabane de la Tourche. Ainsi, chacun put se donner sans retenue dans sa discipline de prédilection.
Cette année, la météo nous a cependant joué un tour de Pandore, nous faisant payer notre éloignement de la fête populaire d’en-bas. Le samedi, le soleil sur la crête s’était masqué d’un magnifique voile de neige tourbillonnante et glaciale, qui annonçait l’arrivée d’un front de foehn. Dans l’animation de notre joyeuse agape nocturne, personne n’a alors remarqué le renforcement progressif du vent et la fréquence des rafales. Ce n’est que plus tard, dans le calme des sommeils introuvables et des rêves agités, que la crainte d’un envol soudain du toit du chalet nous saisit. Cependant, au réveil, rien de tout ça ne s’était produit, seul le petit téléski s’annonçait au repos forcé pour la journée et, au-dessus, la crête chahutée par la bourrasque ne tentait plus grand monde. A l’instant du petit-déjeuner, l’heure de la déroute venait de sonner.
La route vers la plaine était alors jonchée des brindilles et des branches des résineux cassés. Un arbre, appuyé sur la pente entre deux virages serrés, ne laissait qu’un passage restreint limité aux véhicules suffisamment bas ; une Land Rover n’aurait pas pu passer et il est fort probable qu’une tentative de taille au canif n’aurait pas beaucoup aidé. Du coup, avec nos véhicules ordinaires, on avait comme gagné à la loterie. A un rien près, nous passions le restant de l’hiver là-haut avec les loups et les militaires.
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