Pour la première fois depuis le début de la saison, les conditions météo étaient clairement établies au beau stable pour tout le weekend. L’anticyclone centré sur les iles britanniques influençait favorablement le temps en Suisse, maintenant un léger courant de bise en altitude et plus marqué en plaine. Aussi, par la route comme par le rail, la moitié du pays sembla se précipiter en montagne, en Valais en particulier. A Sion, à la gare, si nous étions les premiers à déposer nos skis et nos sacs au pied du bus encore fermé, chaque arrivée de train déversait son flot de montagnards équipés de skis, et de piolets, tous avec la même destination : Arolla. En peu de temps le bus fut plein, quelques voyageurs devant même rester debout dans le couloir, dans une ambiance d’heure de pointe citadine exportée dans le Val d’Hérens. En fait, ce n’était si étonnant que ça, en plus du soleil radieux, la neige y était en abondance, fraiche, poudreuse et encore peu tracée. Le bonheur était là à nos pieds, il n’y avait qu’à se servir.
Pour rejoindre la cabane Bertol, perchée là-haut comme un nid d’aigles sur son rocher, on trace un harassant cheminement en « S », en commençant par le bas. La trace file tout d’abord plein Sud sur le long plat de la Borgne d’Arolla qui vient buter contre la face verticale du Mont Collon. En nous tenant bien sur la gauche du Bas Glacier d’Arolla, de manière à être raisonnablement le plus loin possible des éventuelles chutes de glace venant de l’opposé, des séracs du Glacier du Mont Collon. Par un large couloir qui se découvre alors sur notre gauche, on trace une large courbe de 180 degrés. On rejoint tout d’abord un premier replat qui marque la base du Haut Glacier d’Arolla, puis en franchissant le ressaut de la base de la Crête du Plan, on aboutit au-dessus de l’alpage de Plan de Bertol. Là, on attaque la courbe supérieure de notre tracé, basculant sur notre droite et nous enfonçant par une traversée à flanc vers le fond du vallon. Par paliers successifs, la pente se redresse et les conversions se succèdent, jusqu’à atteindre la ligne rocheuse qui marque le col. La cabane nous domine alors, quarante mètres au-dessus de nos têtes.
Bien que la cabane vienne d’ouvrir, elle est pleine, chacun ayant attendu ce créneau météorologique pour se précipiter sur ce dernier tronçon de Haute route. Sur fond de ciel bleu azur, les grands quatre mille forment une couronne extraordinaire qui borde la partie supérieure du Glacier du Mont Miné, Dent Blanche, Dent d’Hérens et Cervin, chacun immense, isolé, incroyablement majestueux dans cet environnement hivernal. Chaleureuses et accueillantes, les gardiennes ont repris leurs marques et dirigent dans un joyeux mouvement et avec efficacité la horde bruyante et désordonnée de leurs hôtes.
Au petit matin, le soleil inonde déjà le plateau du Mont Miné alors que nous nous glissons seulement hors de la couette ; seule une frange d’ombre borde la crête noire des Dents de Bertol. Dehors, l’air est vif et aucun nuage n’encombre l’atmosphère. Le fond de la vallée d’Arolla par contre est envahi de brume. Pour cette matinée, nous n’avons qu’un faible dénivelé à gravir, cinq cents mètres environ pour un déplacement horizontal de l’ordre de trois kilomètres et plusieurs petits groupes sont déjà engagés sur la belle trace large et régulière. Du col de Bertol où on chausse nos skis, on plonge d’abord de quelques dizaines de mètres avant d’attaquer la longue montée sinueuse et monotone vers Tête Blanche. Une première bute nous masque alors tout le décor devant nous, ne nous laissant que la vue de la crête noire sur notre droite et une ligne d’horizon blanche sur fond de ciel bleu. Encore loin devant nous, échappée d’une échancrure, une fine volute brumeuse gagne le plateau, s’écoule sur la neige et se met à envahir l’espace. Devant nous, les cordées disparaissent dans ce brouillard qui semble s’accrocher à la trace et engloutir le sommet de Tête Blanche. Pour plusieurs d’entre nous, la crainte d’un nuage de foehn masquant notre parcours nous revient à l’esprit. Cependant, un léger courant glacial se lève et vient balayer tout ça, nous forçant à nous couvrir et à bien masquer nos visages. Lorsque nous abordons la dernière courbe, nous retrouvons le soleil radieux dans l’air piquant. Le sommet de Tête Blanche se présente alors, comme une terrasse dominant l’Italie et la vallée de Zmutt, dont la limite n’est marquée que d’une croix d’acier noir et d’un grand cairn devant l’abîme rocheux. Devant nous, le panorama grandiose des grands quatre mille, sentinelles formidable dans leur décor de velours blanc, Dent d’Hérens, Cervin et Dent Blanche pour les plus proches, et au fond, à vingt-cinq kilomètres devant nous au-delà de Zermatt, Strahlhorn, Rimpfischhorn, Alphubel, entre autres.
La descente sur Zermatt se vit comme un rêve. La neige est légère, encore peu tracée. On plonge tout d’abord à l’Est par le col de Tête Blanche sur le Stockjigletscher par un large détour sur le plateau nous permettant d’éviter une série de larges crevasses, puis plus loin par un nouveau ressaut sur le Tiefmattengletscher, pour finalement rejoindre le plateau du Zmuttgletscher, juste sous le glacier suspendu de la Dent d’Hérens. Si le cheminement parait compliqué à la lecture d’une carte, les traces existantes sur la neige fraiche forment comme un balisage permettant de lire le terrain. La température est rapidement montée, le courant s’étant évaporé dès que nous avons quitté la crête, nous permettant d’abandonner nos cache-nez. Le terrain est très tourmenté, la trace se faufile entre rochers et crevasses, entre séracs et ressauts et autour de nous, la glace et la neige étincellent sous le soleil. Juste au moment où l’on atteint l’arête Ouest du Cervin, brusquement la pente s’efface, laissant place à un interminable faux plat, le long de la moraine. Ça et là, la pointe acérée d’une pierre émergente freine notre glissade et scarifie les semelles de nos skis pour nous laisser un souvenir moins virtuel de notre passage. De là, on va glisser tout en finesse, profiter de chaque creux pour reprendre un rien d’élan et atteindre Stafel, puis Zmutt, avant les pistes dominant Furi et Zermatt, terminant ainsi une extraordinaire traversée.
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