A l’heure où le soleil enflamme les sommets du Chablais et s’apprête à illuminer le bassin lémanique, le vallon d’Orgevaux est plongé dans une torpeur froide et humide bien automnale. La brume, qui a envahi tout l’espace, du fond du vallon de Villard jusqu’aux crêtes alentours, s’écrase en fines gouttelettes sur les carreaux des fenêtres qui dégoulinent en étroites coulées saccadées sur le verre. Devant le chalet, le feuillage jaunissant du bouleau émerge vaguement dans la lumière blafarde du matin, dans une sorte de flou mouvant, semblant rappeler les atmosphères lourdes des environs du château de Poudlard.
La bannière, que notre culture patriotique nous fait nommer « le drapeau », alourdie par l’humidité ambiante, reste instinctivement plaquée contre le mat dans une sorte de prostration, préservant ses couleurs des morsures du froid dans l’abri de ses plis. A l’intérieur du chalet, rien ne bouge non plus, les quelques rescapés des travaux de la veille, encore profondément enfouis sous leurs couvertures, peinent à émerger d’un lourd sommeil réparateur.
Notre chalet, sa forêt attenante et le bien-fond des Prés de Billens nécessitent une attention régulière et des soins généreux pour ne pas ressembler à ces vielles granges alpines multi-centenaires, effondrées et envahies de bouquets d’orties, que nous croisons parfois en chemin. Pour qu’un beau feu de cheminée nous procure de la joie, pour la source de chaleur et pour les besoins essentiels de la cuisine, les pionniers du club avaient remarquablement choisi cette parcelle dotée d’une petite forêt privative. Cette dernière, partiellement reboisée au printemps 1963, croit et prend du volume et de la hauteur chaque année, au désespoir de notre voisin de derrière d’ailleurs, pour lequel notre plan d’exploitation, bien que validé par le garde forestier, semble très insatisfaisant, le privant de la magnifique vue sur le Léman pourtant qualifiée d’imprenable. Sur ce point particulièrement délicat, entre les contraintes légales et celles que la gestion de notre patrimoine énergétique nous imposent, il ne sera certainement pas aisé de trouver un terrain d’entente sans que chaque partie ne fasse preuve d’ouverture, de créativité et n’abandonne quelques-uns de ses atouts. A trop vouloir cacher son jeu, un des joueurs court le risque de se retrouver « Pomme avec le Bourg ».
En raison de la fréquentation minimale de cet été, le chalet n’a pas requis de travaux particuliers, hormis les habituels nettoyages d’automne. Par ailleurs, une grande partie des travaux d’entretien extérieur avait déjà été réalisée les jours précédents par l’engagement d’une équipe ad hoc. Néanmoins, rien à voir avec Haddock, car bien qu’aucun de nos braves gars ne manquerait de lâcher une formule fleurie bien sentie quand l’occasion l’exige, personne ne saurait rivaliser sur ce terrain avec le héros d’Hergé. Pourtant, peu s’en fallut, le pauvre Francisco ayant eu la fâcheuse idée de débourrer la tondeuse alors que celle-ci tournait encore, il se retrouva illico aux urgences de la Riviera avec les étoiles et les bougies d’Hergé tournoyant au-dessus de sa tête en guise d’auréole, mais sans le vocable fleuri et avec les doigts méchamment abimés. Aux dernières nouvelles, tout est bien qui finit bien, pour notre brave Francisco, et pour nous autres aussi, même si le fait de trop vouloir étancher nos soifs et oublier nos peines nous a laissé quelque peu à l’Ouest de l’Eden.
A l’Ouest de l’Eden, il y a le feu d’enfer que Denis attise avec toute l’énergie du Diable. Déversant sur les tisons des brassées de branches et de brindilles, qui échauffent l’atmosphère, jusqu’à au moins … un mètre, et fait rougeoyer les visages et danser les enfants qui tentent d’attraper les volutes de fumée blanche. Sous l’épais lit de braises qu’il constitue, le Diable va glisser quelques saucisses aux choux. Ça s’appelle la Torrée, c’est neuchâtelois et délicieux ; mais c’est un péché. Qu’on se le dise !
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